Étude d'Amandine Bruner sur le Nègre Éditeur

Introduction



Depuis quelques mois, je ne voyais le monde de l’édition qu’à travers le prisme de ses grands modèles : qu’il s’agisse de la biographie exemplaire de Gaston Gallimard ou des essais engagés d’André Schiffrin, je découvrais un univers fascinant mais qui demeurait néanmoins hors de ma portée. J’ai donc commencé ce dossier avec une intention précise : réduire la distance qui me séparait du monde du livre, m’adresser à des personnes comme moi, sortant à peine de leurs études, pour appréhender l’édition à une échelle familière. Des amis ou des proches sont venus à mon aide, me transmettant les courriels de plusieurs petites maisons qui venaient à peine de naître et qui toutes semblaient s’affirmer dans un combat pour la qualité contre le divertissement consommable. Hélas, une déconvenue a eu lieu au niveau du délai d’attente des réponses. Il m’a fallu patienter à chaque fois plusieurs semaines pour recevoir quelques lignes qui la plupart du temps signifiaient le refus, refus par manque de temps, de disponibilité ou tout simplement d’envie. Tout cela me paraissait bien maussade. Le gérant du Nègre éditeur, Sacha Poitras, est le premier à avoir manifesté de l’enthousiasme pour l’intérêt que je portais à son entreprise. Une particularité a retenu mon attention : son implantation à la fois en France et au Québec, et sa volonté d’exister jusqu’en Afrique. Creusant la question, j’ai découvert qu’il n’existe pas un mais plusieurs mondes du livre, et que chacun à sa façon traverse une crise. On ne trouvera pas dans ce dossier la description minutieuse des rouages d’une maison d’édition mais plutôt un panorama du livre sous diverses latitudes, ou encore la description de la difficile réalisation d’un rêve qui, même s’il est chimérique, mérite d’exister.



Première partie : Le rêve éditorial


a. Origine du projet

Sacha Poitras et Paap Macodou se sont liés d’amitié pendant un voyage d’étude à Aix en Provence. Le premier est d’origine québécoise, le second d’origine sénégalaise. En 2006, ils décident d’unir leur talent et fondent Le Nègre éditeur avec pour ambition de distribuer leurs livres au Québec, en France, puis au Sénégal. Sacha et Paap n’ont pas de formation dans les métiers du livre mais ils possèdent une solide détermination : « Nous étions prêts à faire comme Dostoievski, c'est-à-dire à vendre nos livres sur une table à la place du marché. »

b. Le petit éditeur : entre figure de l’engagement et image d’Epinal

On trouve dans l’article Le Paysage éditorial allemand, publié dans Actes sous la direction de Pierre Bourdieu, une liste des motivations des petits éditeurs qui s’apparente aux dogmes d’une religion : « Les motivations centrales sont les suivantes : éditer ce que l’on tient pour l’essentiel, avoir l’audace de reconnaître la qualité et de travailler pour elle , représenter le monde dans sa diversité, établir des liens, soutenir le tiers-monde contre l’arrogance des métropoles, imposer une haute exigence littéraire contre le superficiel et l’éphémère, tout cela autant que possible sans être obligé de se laisser guider dans ses décisions, c’est-à-dire en préservant fermement l’indépendance des éditeurs. Il leur apparaît également essentiel de créer une plate-forme pour les jeunes auteurs et les sujets qu’ils ont eux-mêmes choisis et qu’ils jugent dignes d’être connus du public. La nouveauté y joue incontestablement un rôle important, de l’aveu même des petits éditeurs qui constatent des lacunes considérables dans l’offre des maisons d’édition déjà existantes. » Il est frappant de constater que Le Nègre éditeur s’inscrit parfaitement dans cette optique, comme le montrent les propos de Sacha : « constat très critique quant à l’état actuel du monde de l’édition qui ne favorise aucunement l’apparition de nouvelles voix singulières » ; « publier des auteurs qui nous semblent incontournables. » ; « ne pas être obligés de suivre l'air du temps ». Cet état d’esprit oscille entre la naïveté et l’engagement réel, puisque force est de constater que les petites maisons exercent bel et bien ce qu’Antoine Gallimard nomme leur « rôle d’aiguillon » dans son article du 31 Mars 2006 publié dans Le Monde des livres. Ainsi, l’un des écrivains du Nègre Editeur, Simon Auclair, a récemment reçu une distinction du Prix du Jeune Ecrivain, prestigieux concours international de la nouvelle francophone qui a déjà distingué de nombreux talents aujourd’hui reconnus du monde littéraire, par exemple Alain Mabanckou. En exerçant sa fonction de dénicheur de talent, Le Nègre Editeur prouve que même la plus modeste entreprise peut contribuer à la richesse de la bibliodiversité.


c. L’utopie francophone

La particularité et la force du Nègre Editeur résident dans son inscription au sein d’un espace francophone aux multiples facettes. Sacha et Paap en tant qu’habitants du Québec sont des témoins privilégiés de la diminution de l’influence de la francophonie et de la progression de l’anglais dans le monde. Leur projet assume une réflexion sur la langue française, comme le montre par exemple le logo (voir page 7) ou le choix du nom « Nègre éditeur ». En effet, l’utilisation du terme « Nègre » soulève un questionnement historique. Emprunté au XV e s. à l’espagnol negro pour signifier « personne de race noire », il sera repris au XVIII e s. par les esclavagistes, puis se dotera d’une valeur ambivalente à notre époque, péjoratif et raciste lorsqu’il est utilisé par des blancs, mais acceptable lorsqu’il est employé par des noirs dans le cadre d’une revendication identitaire liée à la décolonisation. Le terme « Nègre » fonctionne comme un miroir reflétant les problèmes de domination culturelle intimement liés à l’édition dans la francophonie. En se référant à l’ouvrage Editer dans l’espace francophone de Luc Pinhas, il apparaît que « La francophonie est un espace au sein duquel il y a pour le livre des situations fortement contrastées ». En tant que petit éditeur souhaitant exister simultanément au Québec, en France et au Sénégal, le Nègre éditeur est au cœur de ces contrastes. Nous décrirons donc, dans une deuxième partie, comment le rêve du livre se heurte aux mondes des livres.



Seconde partie : La réalité des mondes du livre


a. La domination hexagonale

Comme on l’a vu précédemment, le terme « Nègre » soulève les questions de l’esclavagisme et de la colonisation. Il est intéressant de noter qu’au Sénégal comme au Québec l’édition a été fortement marquée par la colonisation. En 1962 au Québec, seulement 266 titres ont été publiés. A la même époque au Sénégal, le champ éditorial était inexistant. La situation québécoise connaît aujourd’hui une nette amélioration grâce à la « révolution tranquille », période de croissance industrielle impulsée par une série de mesures économiques et sociales prises par l’Etat. En l’espace d’une quarantaine d’années, le Québec est parvenu à se libérer de la double muselière française et anglophone, et nul doute que sans cette formidable expansion Le Nègre éditeur n’aurait jamais pu être créé. Alors qu’il y a quelques décennies seul l’écrivain français, voire parisien, possédait une légitimité littéraire, il est aujourd’hui possible aux jeunes auteurs du Nègre de s’afficher en vitrine dans les grandes librairies de Québec et de Montréal. La situation est en revanche beaucoup plus dramatique au Sénégal. Malgré la décolonisation, la pauvreté et les crises politiques ont tué le marché du livre avant qu’il n’ait pu prendre naissance. On peut voir dans la volonté du Nègre Editeur de se diffuser au Sénégal une ambition utopique. Sur un continent en proie à des conflits politiques, ayant un taux d’analphabétisation élevé et possédant une culture de l’oralité, le livre demeure un objet de luxe pour lequel il n’existe pas encore de forte demande. Par ailleurs, quelle est la situation du livre francophone en France ? Il apparaît que malgré une volonté d’ouverture, celui-ci aurait encore à souffrir du mépris de l’Hexagone pour toute littérature publiée hors de ses frontières. On prendra pour exemple le sondage mené par Luc Pinhas : « Un dépouillement complet du Monde des livres pour 2004 (…) montre ainsi que l’édition francophone n’a eu droit, en tout et pour tout, qu’à quatre articles et à une vingtaine de courtes notes de lectures, alors que chaque numéro peut comporter jusqu’à 25 critiques et plus de 40 brefs comptes rendus. » Québec autonome depuis peu, Sénégal muet et France boudeuse, les difficultés symboliques qui marquent l’espace francophone sont nombreuses.



b. Les politiques publiques du livre

En 2000, le Sénégal a donné l’impression de vouloir se doter d’une politique du livre. Une direction du livre et de la lecture a été créée en 2001 au sein du ministère chargé de la culture. De plus, en 2002, une loi ayant pour but de soutenir l’édition nationale a été soumise mais à l’heure actuelle elle n’a pas encore été votée. Force est de constater qu’il n’existe pas de réelle politique publique du livre au Sénégal. En revanche, le Québec mène depuis quelques décennies des actions volontaristes pour favoriser le développement d’une édition nationale. On retiendra surtout la loi 51 qui a pour but de protéger l’édition locale des entreprises étrangères. Les effets de cette loi sont une meilleure répartition géographique des librairies dans l’ensemble de l’immense territoire québécois ainsi qu’une meilleure visibilité de la production autochtone. En outre, le livre québécois bénéficie de nombreuses mesures de soutien provenant du Gouvernement du Canada (Conseil des arts du Canada, PADIE, Banque de développement du Canada) et du Gouvernement du Québec (Conseil des arts et des lettres du Québec, SODEC, Fond de stabilisation et de consolidation des arts et de la culture du Québec). La situation est à peu près similaire en France. La loi du 10 août 1981 sur le prix unique du livre, dite loi Lang, encadre la vente du livre et lutte contre les pratiques de la grande distribution. Les deux principales structures chargées de mettre en œuvre la politique du livre en France sont le CNL, Centre National du Livre, et la DLL, Direction du Livre et de la culture.



c. Les marchés du livre

En confrontant les chiffres sur la production des pays du Nord et du pays du Sud, on se heurte à des disproportions dantesques. En 1960 selon les données de l’UNESCO, le continent africain produisait à peine plus de 5000 titres. Aujourd’hui la situation ne semble pas s’être fondamentalement améliorée. Selon l’association Afrilivres (voir sur afrilivres.com) il ne se publie encore aujourd’hui que bien moins d’un livre par million d’habitants. En revanche, en France la surproduction bat son plein. Selon un rapport de Sophie Barluet remis au Centre National du livre, 35 000 titres auraient été mis sur le marché en 1997, et 58 000 titres en 2006. Il se forme parallèlement des inégalités au sein des pays du Nord. Le Québec comme la France ont des marchés du livre de plus en plus concentrés. Selon un article d’Alain Nicolas paru dans L’Humanité en Septembre 2007, en France « 277 des 8 000 éditeurs recensés (dont 800 réguliers) occupent 90 % du marché. Deux groupes, Hachette et Éditis, à eux seuls en accaparent 40 %. ». Marc Ménard, dans Les Chiffres des mots : portrait économique du livre au Québec, estime qu’au Québec « les trois principaux éditeurs représentent 25 % des ventes et les dix premières structures 54% ». Face à une telle situation, on serait tenté de croire que le combat de la petite édition est perdu d’avance. Il faut néanmoins préciser que l’insignifiance financière d’une maison débutante peut se révéler un atout économique. En effet, chaque livre du Nègre Editeur a été tiré à 500 exemplaires, ce qui représente un investissement financier d’environ 3000 euros par titre. Cette modestie de moyens le met à l’abri de véritables crises économiques. En outre, les faibles tirages le préservent des appétits des grandes maisons qui s’intéressent de moins en moins à des ouvrages peu rentables. D’une manière générale, on peut dire que les petites maisons qui n’ont pas les moyens de s’imposer massivement dans des librairies déjà engorgées n’ont pas perdu de vue la lenteur qui est le véritable rythme de la lecture et des reconnaissances littéraires.



Conclusion


Durant des siècles, la francophonie n’a pu se développer que dans les marges de l’édition française. Aujourd’hui encore, une dépendance demeure vis à vis de Paris, qu’elle soit symbolique pour le Québec ou matérielle pour le Sénégal. La volonté du Nègre Editeur de publier dans l’espace francophone ne va donc pas de soi. Du mythe éditorial à la réalité des mondes des livres, le fossé est immense et les déconvenues nombreuses. Il existe certes des échappatoires, Le petit éditeur n’étant pas complètement abandonné à son sort. Une enquête menée en Décembre auprès des librairies diffusant Le Nègre Editeur dans Aix en Provence (voir liste page 2) m’a révélé une forte solidarité des libraires indépendants vis à vis de ces petites entreprises. Chez Vents du Sud par exemple, les ouvrages ont été placés en évidence, exposés au même niveau que des ouvrages à fort tirage. Mais combien de clients s’y sont intéressés ? Malgré la position avantageuse dont ils bénéficiaient, peu de livres ont été vendus. Pour une petite maison comme le Nègre éditeur n’ayant pas les moyens de lancer des campagnes publicitaires, le meilleur moyen de se faire connaître reste encore internet. Sur son blogue (http://lenegreediteur.blogspot.com/) le Nègre a la possibilité de présenter ses ouvrages et ses auteurs. Il peut également faire des apparitions sur des sites spécialisés comme lelibraire.org. Mais il convient de relativiser ce moyen de promotion, car le web est également un vaste réseau saturé d’informations dans lequel il n’est pas évident de trouver sa place. Il faut redistribuer les richesses médiatiques. Au lieu de laisser hurler les best-sellers du moment, il faut procéder à une répartition démocratique des voix du livre, partager équitablement l'espace de vente et, pourquoi pas, introduire les petites maisons d’édition dans les supermarchés. Sans une visibilité correcte et loyale, les jeunes entreprises de la taille du Nègre Editeur sont condamnées au marasme d’une édition sans lecteur.